“Le 22 août, dans l'avant-midi, nous entendîmes le canon de Maissin. Cinq ou six cavaliers ennemis vinrent au village et firent ferrer leurs chevaux; ils furent bientôt traqués par des chasseurs français venus de Graide. Vers midi, on entendit la fusillade de Haut-Fays. À 12 h 30, le village fut envahi par les culottes rouges; ils arrivèrent de tous les côtés, par groupes de 200 à 300, jusque vers 17 heures, et se préparèrent à passer la nuit. C'était le 137e[2] avec quelques pièces d'artillerie. Les chemins furent barricadés. Une sentinelle fut postée au milieu même d'un bois voisin. Le presbytère donnait l'hospitalité au colonel de Marolles et à son ordonnance. Au village se trouvait aussi le lieutenant-colonel Beaudot, du 51e d'artillerie.
Am Nachmmittag des 22. August trifft das französische 137. Infanterie-Regiment ein. Die Soldaten wollen am nächsten Morgen um 3 Uhr vorrücken. Aber schon am Abend, gegen 21.30 Uhr, dringen die Deutschen in das Dorf ein.
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De nombreux soldats vinrent prier à l'église dans l'après-midi et se confesser; ils assistèrent au salut et nous récitâmes la dernière dizaine de chapelets pour l'âme de Pie X, dont on venait d'apprendre la mort par le Petit Parisien.
Pendant le repas du soir, étant sorti un moment, je conversai avec un prêtre français attaché à l'armée, qui était inquiet sur la situation. «Il est sergent, me dit ensuite le colonel, et devra commander ses hommes pour aller au feu !» Vers 21 heures il prit congé et me dit: « Nous ne profiterons pas longtemps de votre hospitalité. L'ennemi est signalé à 3 kilomètres. Nous devons partir demain à 3 h du matin. Nous aurons même peut-être une alerte». Il m'avait dit, quelque temps auparavant: «Je suis catholique; je voudrais que vous vous souveniez de moi, demain, à votre messe».
À 21 h 30, le sacristain sortit pour fermer les portes de l'église, mais revint aussitôt. À ce moment retentit une fusillade qui devint, en un clin d'œil, générale. J'entendis crier: « Colonel !»; il était déjà sur pied et je ne le revis plus. Les Allemands arrivaient.
Suivant le conseil que m'avait donné le colonel, nous descendîmes à la cave, avec deux familles voisines et treize étrangers, des gens de Maissin, qui avaient déjà été témoins de la destruction de leur village, avaient été retenus aux abords de Porcheresse, entre 17 et 21 heures, par une sentinelle française et avaient enfin pu passer, au moment où se déclenchait l'attaque. J'entendis encore la voix des Français pendant un quart d'heure; ils n'opposèrent qu'une courte résistance pour sauver leurs batteries et se retirèrent sur Graide.
Pfarrer Derlet und Nachbarn sowie Auswärtige gehen in den Keller, die Franzosen ziehen sich zurück. Das Dorf geht in Flammen auf.
À la cave, ceux qui avaient vu l'après-midi l'incendie de Maissin se prirent à craindre de rester dans les flammes. Modeste Davreux retourna chez lui et rapporta des pioches pour établir une issue en cas d'écroulement de la maison.
Au village, le calme était loin de se rétablir. Aux derniers cris de ralliement des Français succédèrent les hurlements des Allemands, mêlés à des coups de feu et bientôt aux mugissements des bestiaux étouffés dans l'incendie et aux craquements sinistres des maisons qui s'écroulaient dans les flammes. J'entendis les gens de Maissin dire, en regardant par le soupirail: «Ils mettent encore le feu; comme à Maissin.» J'appelai à part l'un d'eux, le garde champêtre, qui me raconta à l'écart que les Allemands avaient tout brûlé et tué plusieurs civils, don’t M. l'abbé Maréchal. «Restez bien ici,
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dis-je à mes compagnons; et tenez-vous fort tranquilles! Nous prierons ensemble et je vous donnerai l'absolution générale.»
Nach drei Stunden des quälenden Wartens – man hat gebetet – kommen deutsche Soldaten in den Keller; der Pfarrer ruft noch auf deutsch: „Keine Soldaten hier! Frauen und Kinder!”, trotzdem schiessen zwei Soldaten auf die Menschen. Der Pfarrer, seine Schwester und sein Neffe werden verletzt. Sie müssen nach oben.
Après trois heures d'attente dans ces conditions inquiétantes, on entend le bruit de soldats qui pénètrent dans la maison. Ils descendent les escaliers de la cave en vociférant. Hommes, femmes et enfants, plus morts que vifs, lèvent tous les bras. Deux bougies éclairent la scène. Trois coups de feu éclatent. Je crie : «Keine Soldaten hier! Frauen und Kinder!» Nonobstant, deux soldats, en face de nous, continuent à décharger leurs revolvers sans répit et tirent une dizaine de coups. Je me sens atteint : une balle m'a transpercé la jambe; ma sœur, Modeste Davreux et son fils Antoine sont aussi atteints; mais moins sérieusement. Les soldats nous poussent brutalement hors du presbytère déjà en feu.
Im Dorf brennen die Kirche und die benachbarten Häuser; der Pfarrer und seine Leute werden in ein Haus ausserhalb des Dorfes gebracht, in dem schon andere Personen untergebracht sind. Es ist kurz nach Mitternacht. Eine Nachbarin berichtet, dass ihr Mann und ihr Schwiegervater vor ihren Augen getötet worden sind.
À l'extérieur, un spectacle terrifiant frappe nos regards: l'église et toutes les maisons avoisinantes sont la proie des flammes, le village tout entier est transformé en une immense fournaise. Les rues sont remplies de cavaliers et de casques à pointe, baïonnette au canon. Nous défilons, les bras levés, au milieu de leurs huées et de leurs insultes. On nous conduit à un kilomètre, derrière le cimetière, au chemin de Daverdisse, dans la maison de Jean-Baptiste Eliza, où se trouvent déjà quelques autres prisonniers. Il est minuit 30. Ma voisine, Alvine Burnet, me raconte, tout affolée, que son mari, Alphonse DAVREUX, 28 ans, et son beau-frère, Narcisse DAVREUX, 50 ans, échevin, viennent d'être massacrés sous ses yeux. Mais elle doit finir son récit sous les menaces réitérées : «Silence! pas parler!» Cependant le groupe des prisonniers s'augmente d'heure en heure pour atteindre, au matin, la centaine; ce sont principalement des femmes et des enfants; dont un bon nombre de gens de Maissin. Un major allemand me conduit ensuite à l'atelier de l'habitation et m'ordonne de donner les secours de la religion à quatre Allemands qui se meurent. Il me fait bénir une fosse que mes compagnons ont dû creuser à proximité pour recevoir un cavalier allemand.
À ce moment, j'apprends que Jean-Baptiste BRESMAL, 44 ans, est gravement blessé à la première maison du village, chez Louis Roiseux: on me refuse de lui offrir mon ministère. J'insiste en vain pour que son frère Adrien, prisonnier avec nous, puisse aller le voir. Le malheureux fut achevé d'un coup de crosse, qui lui broya la tête contre le mur de la cuisine. Il avait en vain réclamé à boire. Les demoiselles Roiseux devaient porter de l'eau aux blessés allemands, mais il leur était défendu d'en donner à leur concitoyen …
Getötet wurden auch Joseph Deom, Joseph Bresmal, Louis Roiseux, Jean Lemaire, der Müller von Daverdisse.
On resta longtemps sans nouvelles des autres victimes, Joseph DÉOM, 50 ans, époux d'Élisa Alen, Joseph BRESMAL, 41 ans, et Louis ROISEUX, 47 ans, époux de Marie Hupet; on croyait qu'ils avaient pu gagner l'étranger ou étaient prisonniers en Allemagne. Le 11 juillet 1918, lors de l'ouverture des tombes des soldats pour leur transfert au cimetière militaire de Nollevaux, on y découvrit les ossements des six victimes, avec ceux de Jean Lemaire, du moulin de Daverdisse. Ils purent tous être identifiés grâce aux chaussures et à de menus objets de métal.
Ein deutscher General, der den Pfarrer verhört, sagt, Zivilisten hätten auf sie geschossen.À 1 h 30 du matin, un général m'interrogea et prétendit «que les 'civilistes' avaient tiré sur eux». Il ajouta, en se frappant la poitrine: «Notez-le, je suis catholique! Et votre église brûle!» Après mes explications; il parut s'adoucir et s'éloigna en disant: « Vous recevrez des ordres !». Ces ordres arrivèrent quand fut passée l'arrière-garde. Le défilé des troupes s'était continué sans interruption depuis le 22 au soir jusqu'au 23 à 12 h, 30. Nous fûmes autorisés à gagner Daverdisse et bientôt suivis d'heure en heure par tous ceux qui avaient réussi à gagner les bois. Des familles se retrouvaient, après s'être cru séparées pour toujours. Chacun avait à raconter ses péripéties différentes.
Au château, le feu fut mis une première fois dans la nuit du combat; les Allemands l'éteignirent eux-mêmes. Le propriétaire, M. Mortgat, arrêté le dimanche matin, fut lié à un arbre; avec un soldat français malade. Tous deux furent menacés d'être fusillés, mais ils eurent la vie sauve. M. Mortgat fut ensuite libéré et un officier écrivit sur les murs du château : «Nicht verbrennen.- Regt. 160». Nonobstant le feu y fut remis et il fut incendié totalement dans la nuit suivante, après que les officiers eurent découpé hors de leurs cadres les toiles peintes et défoncé un coffre-fort.
Le bourgmestre avait quitté sa maison après sa famille, qu'il n'avait pu retrouver. Découvert par une patrouille le 24 août dans le bois de Graide où il se tenait caché, il fut envoyé sous menace de mort au café Claes, à l'arrêt du vicinal, avec défense de rentrer au village avant cinq jours. Il y rentra néanmoins le lendemain et prit soin, avec quelques hommes dévoués, d'enfouir les cadavres de chevaux et de bestiaux en putréfaction. La majeure partie des habitants avait suivi les Français. Plusieurs atteignirent Reims et gagnèrent de là diverses régions de la France ou rentrèrent à Porcheresse après trois semaines. Ceux qui n'avaient pas dépassé la Semois furent arrêtés le 24 à Graide, qu'occupaient la Croix-Rouge allemande et une garnison de 500 soldats; les femmes furent relâchées, mais les hommes, au nombre de 23, furent enfermés pendant dix-sept jours dans
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une grange et traités comme des grands criminels.
23 Männer aus dem Dorf wurden 17 Tage lang gefangen gehalten, schlecht behandelt, halb verhungert kamen sie ins Dorf zurück. Die Sachschäden waren unermesslich.
Couchés sur une paille qui ne fut jamais renouvelée; à peine nourris; insultés et battus; menacés à tout moment d'être tués, ils n'attendirent leur libération que du départ de la trop célèbre Croix-Rouge et rentrèrent hâves et exténués dans leur village, qu'ils trouvèrent tout en ruines.
De nombreux civils ont été l'objet des mêmes traitements. L'organiste de l'église; un vieillard, a été roué de coups, dépouillé de ce qu'il portait sur lui et obligé de regarder les cadavres des victimes; sœur Philothée; une religieuse septuagénaire, eut à subir les avanies que lui prodiguèrent ces bandits.
L'église, avec son mobilier, les ornements et vases sacrés, et les archives paroissiales; le château, l'école, la ferme et une centaine de maisons étaient incendiés. La rage des soldats ne savait se lasser; à tout moment de nouveaux incendies étaient allumés et l'on crut que rien ne serait respecté. Le moulin fut brûlé le 23 à 4 heures du matin, le château le 23 au soir; c'est la Croix-Rouge qui mit le feu à la poste le 24. Il resta finalement 23 maisons, dont un quartier pauvre; 75 ménages étaient sans abri. Cent soixante têtes bovines ont péri dans les flammes ou ont été enlevées. Après la catastrophe, il restait à Porcheresse 1 cheval sur 56.
Pendant des mois, chaque fois qu'une auto ou des cavaliers traversaient le village, les habitants devaient rentrer dans leurs réduits; ils étaient insultés ou, tout au moins, regardés d'un air farouche, comme des coupables, et à tout moment on pouvait craindre de nouvelles représailles. C'est le 20 septembre qu'on crut pouvoir réorganiser le service religieux; le curé de Daverdisse, M. l'abbé Godenir, célébra la messe et les vêpres dans la grange de Jules Bresmal.
Le régime de terreur dura jusqu'à la fin décembre 1914, mais continua ses effets pendant toute l'Occupation. Lorsqu'on eut découvert, le 11 juillet 1918, les cadavres des civils disparus, le bourgmestre sollicita du Kommandant de Paliseul l'autorisation d'inhumer les corps et de les transporter au cimetière. Cet officier annonça qu'il assisterait au service funèbre et interdit toute allocution; il y vint en effet et prit place, escorté d'un acolyte, en tête de l'assistance, dans les bancs des petits enfants. Au-dehors; des casques à pointe faisaient le guet derrière les haies; le long du parcours; prêts à intervenir en cas de manifestation. La population en était indignée.“
[1] Fundstelle: Franz EPPE: Ardenne 1914: La perte d'un illusion. Sur les traces du paintre soldat August Macke. Neufchateau (B) Weyrich 2014, Seite 62 ff.